Bacon Francis, Trois études de figures au pied d'une Crucifixion (1944), analyse d'oeuvre

Trois études de figures au pied d'une Crucifixion (1944)
Trois études de figures au pied d'une Crucifixion (1944)

La composition est donnée en trois toiles de même format, reliées entre elles de manières à former un triptyque. Bacon utilisera par la suite cette diposition originale à chaque fois que son sujet pictural lui semblera l'exiger. La couleur orange appliquées sur l'ensemble des trois toiles frappe si violemment le spectateur que sa perception en est totalement imprégnée et qu'il ne peut plus lire les formes représentées selon les conventions de la logique rationnelle. Un seul sentiment rapproche les personnages qui se détachent isolés, chacun sur une toile: c'est l'expression furieuse, douloureuse et horrifiée de victimes, de témoins d'une action qui produirait ce sentiment de tragedie atroce. Les éléments humains et bestiaux des personnages, mêlés dans une même déformation, sont si impénétrables et si ambigus qu'ils ne permettent pas de distinguer la moindre signification explicite. Toute tentative visant a reconnaitre, dans la morphologie de ces corps, une intention premiere, identifiable selon la logique, est absolument vaine si l'on considère que cette peinture nous place dans un domaine inconnu, aux frontieres duquel la logique conventionnelle est obligées de s'arreter. Pour Bacon, la peinture n'est pas un champ d'imitation de la réalité apparente mais une action autonome et artificielle qui émane des besoins les plus profonds et instinctifs de l'homme. Action qui est de gouvernée essentiellement par la force profonde, sauvage, d'une expression. La juxtaposition et l'assemblage du magma gris des corps avec d'autres couleurs expriment, dans les "Trois études de figures au pied d'une Crucifixion" , le rendu déchirant d'un cri, sans tenir compte de sa nature et de son origine. C'est un cri réduit à sa force primaire, au-dela du besoin normal, humain de manifester et de résoudre les causes d'un mal-etre. Un cri plus animal qu'humain, si extreme qu'il n'est plus conscient de ses limites expressives: il n'est plus en mesure d'exprimer quoi que ce soit d'intelligible. C'est justement ce mystere d'une origine de la sensation ressentie et de l'identité vraisemblable du sujet représenté qui permet à cette image de se libérer d'une quelconque qualité illustrative particuliere et de solliciter le niveau le plus intuitif de la perception : là où naissent les sensations comprises en tant que véhicules de savoir, celles qui précèdent la logique et sont plus intimes qu'elle.

Bacon a besoin de renoncer à la logique causale et de la boulverser par l'action picturale pour en faire apparaitre et transformer de maniere comprehensible quelque chose qui vient de l'inconscient : cette masse complexe, multiple, contradictoire des emotions et les images obsessionnelles qu'elle suscite. Voila sa matiere premiere: l'experience humaine seule et le substrat inconscient sur lequel elle repose. Avec l'emergence de l'inconscient dans la peinture, l'existence insignifiante de l'individu assume la dimension d'une experience mythique, d'une situation qui transforme les vicissitudes multiples et empiriques en parcours tragique de l'homme.

La surface orange est aveuglante, de telle sorte que l'espace est perçu davantage à un niveau psychique que logique. La lutte qui a conduit à ce travail pictural laisse apparaître des segments de lignes, des géométries partielles, interrompues, qui semblent vouloir organiser l'espace. Ce sont les témoignages résiduels de la capacité de la peinture du passé à délimiter le cadre architectural ou naturel de la figure humaine, une disposition dont cette figure était la mesure, le référent central. La représentation de l'espace dominé par l'homme contenait une part non négligeable des aspects narratifs et symboliques de la figure peinte. Cette perfection impossible à recréer telle qu'elle se délite à l'avènement de la civilisation moderne n'est présente, dans le magma pictural de Bacon, que sous forme de fragments perceptibles avec la même immédiateté et le même basculement vers l'abysse inconnu de la pensée que les autres sensations constituant le matériau du tableau.

Ils sont la trace d'une tragédie qui fait corps avec l'avancée de l'histoire, de la manière la plus intérieure, non par des épisodes distincts mais à son propre rythme: celui terrifiant, vital, de la transformation de l'homme et de sa culture. Dans cette oeuvre, on peut trouver si l'on examine l'histoire de la civilisation humaine, des réminiscences de formes provenant de certaines baigneuses de Picasso des années vingt, à la limite du grotesque et du comique. Ces formes émergent certes d'une culture artistique mais avec la force péremptoire d'une obsession mentale. La figure qui en découle est l'expression traumatique de l'horreur tirant son origine de sensibilités profondes qui viennent de la mémoire artistique, de l'histoire picturale perçue comme matériau brut. Comme si Bacon avait rencontré les inventions de Picasso sur son parcours imaginatif, comme une trace préexistante: "une armature formelle", c'est en ces termes qu'il définit sa propre conception des sources qu'il puisse dans l'histoire de l'art.

De nombreux indices dans le tableau et dans la mémoire historique de l'observateur de cette toile conduisent à penser que l'horreur est provoquée par le drame immanent d'une catastrophe dont l'homme porte la responsabilité (ce triptyque date de 1944, une période où la consciense de l'Europe est boulversée par l'horreur de la guerre). Pourtant le réel sujet de ce tableau est l'expression de l'horreur en soi, superierue à toute cause spécifique et transitoire. Une cause relative pourrait éventuellement permettre son dépassement. Mais l'horreur, en tant que force inséparable de l'être, au-dela de toutes les épreuves contingentes que l'experience peut avoir mis en évidence, n'autorise au contraire ni distraction ni amélioration. De cette Horreur Bacon saisit, par la force de la peinture, l'expression la plus universelle: il matérialise un cri. Comme les personnages n'illustrent aucune action, la clé permettant d'expliquer leur présence se trouve dans l'expression "etudes", qui apparaît de maniere egnimatique dans le titre. C'est une formule étrangère à la représentation de la réalité, qui relève au contraire de la tradition la plus académique du travail artistique. Les personnages se situent en effet dans la phas e préparatoire où chaque artiste, indépendamment de son époque, place son modèle alors qu'il s'apprête à le transformer en une image appartenant a son univers interieur. Si Bacon attribue à cette oeuvre un titre comme "Etudes", qui se réfère à une condition neutre du travail artistique, c'est parce que ce moment préparatoire de la pratique traditionnelle de la peinture devient l'objet même de l'image. En imposant cette limite, il réussit à transformer sa propre expérience existentielle en sensation et à l'exprimer comme force universelle. C'est d'ailleurs l'une des avancées les plus radicales de l'art moderne pour lequel le vrai sujet de l'oeuvre est l'art lui-même.


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Commentaires: 1
  • #1

    Emma Terrasson (lundi, 26 juin 2017 17:13)

    J'ai trouvé votre article très intéressant. Même si il date, je vais mettre un lien sur mon blog vers cet article si cela ne vous embête pas, car je parle de Bacon justement. Merci !