Théophile Alexandre Steinlein, Tournée du Chat noir (1896), analyse d'oeuvre

Tournée du Chat noir (1896)
Tournée du Chat noir (1896)

Cartes postales, mugs, t-shirts... la "Tournée du Chat noir" s'imprime partout. Cette affiche mythique, réalisée par Théophile Alexandre Steinlen en 1896, fait partie de ces illustrations familières que l'on serait pourtant bien en peine d'expliquer. Une tournée? Un chat noir? Pour savoir ce qui se cache derrière cette image, un retour vers le Montmartre bohème de la fin du XIXème siècle s'impose.

 

Au milieu de la musique et des rires, un cabaret joue plus fort que les autres. Le Chat noir, fondé par Rodolphe Salis en 1881, ne désemplit pas au 84, boulevard Rochechouart. Au point que son propriétaire déménage trois ans plus tard pour des locaux plus vastes, rue Victor-Massé. Ce succès, il le doit à l'essence des lieux, teinté d'humour noir, de contestation sociale et de bombance, et surtout à ceux qui les fréquentent: poètes comme Verlaine, musiciens comme Debussy, peintres comme Toulouse-Lautrec, chansonniers comme Bruant, caricaturistes comme Caran d'Ache... Grâce à eux, le Chat noir devient le premier cabaret artistique de Paris.

 

Selon la légende, le cabaret doit son nom au chat noir que Rodolphe Salis, son fondateur, a recueilli sur les lieux. Une adoption opportune, car outre sa symbolique démoniaque qui n'était pas pour déplaire au propriétaire et aux habitués, l'animal peuplait Montmartre au point de devenir à la fin du XIXème siècle le symbole de la bohème militante qui fréquentait la Butte. Incarnation de leur propre désir de liberté surtout lorsqu'il était noir, le chat était très apprécié des artistes depuis les poèmes de Baudelaire. Steinlen en fait l'un des thèmes de prédilection de ses dessins, affiches et peintures, comme la grande composition qu'il réalise pour le cabaret, intitulée L'Apothéose des chats à Montmartre (1905).

 

Sur cette affiche, le chat a la particularité d'être auréolé. Un élément décoratif qui n'est pas anodin, car il transforme la bête hirsute en animal sacré et l'érige en icône gothico-byzantine. Le chat, fier et revêche, pose ainsi en majesté comme un saint. Mais si icône il y a , celle-ci est païenne. Et l'inscription "Montjoye Montmartre", tel un cri de guerre médiéval, le rapelle: Montmartre, et surtout le cabaret sont des lieux de plaisirs.

 

L'esthétique de l'affiche est dans l'air du temps avec ses aplats de couleurs tranchées, ses formes épurées aux lignes dynamiques et l'affirmation de la surface plane... Autant de caractéristiques que l'affiche de Steinlen partage avec celles de Toulouse-Lautrec, autre habitué du Chat noir, réalisés à la même époque pour La Goulue ou le chansonnier Aristide Bruant. La masse sombre du félin se détache sur la feuille, à la fois compacte et subtilement esquissée grâce à quelques traits caractéristiques, griffes, queue, moustaches et yeux. Cette façon d'aller à l'essentiel, sans détail inutile, est en vogue. On peut la rapprocher de l'oeuvre des peintres nabis, et notamment des affiches de l'un d'entre eux, Pierre Bonnard.

 

Pour nos yeux habitués à lire des compositions graphiques complexes, la typographie de cette affiche nous semble bien datée... Et pourtant! Le caractère tarabiscoté de l'écriture, nouveau pour l'époque, ne devait pas rendre sa lecture très aisée. La particularité de cette typographie? Des lettres qui s'entremêlent, un aspect pas vraiment net, la queue du chat qui brouille la lecture... Un style typique de l'époque, que l'on retrouve également chez Toulouse-Lautrec, Pierre Bonnard, ou encore Jules Chéret, autre grand affichiste du moment.

 

La composition de l'affiche est d'autant plus efficiente qu'elle est simple et très abstraite. Elle doit notamment cette éfficacité à une gamme de couleurs réduite au noir et au rouge. Un choix technique avant tout, puisqu'il était plus facile et moins coûteux d'imprimer une affiche en deux tons. Mais cette volonté se double d'une charge symbolique, le noir et le rouge étant largement usité en sorcellerie et par les anarchistes. Un message subtil, qui fait écho à l'esprit contestataire de la Butte, et qui ne manque pas de piquant lorsqu'on sait que cette affiche était largement et toujours diffusée...


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